Par Anne Dufresne et Raf Custers, Gresea asbl
Ce collectif est composé à la fois d’étudiants qualifiés qui travaillent peu en nombre d’heures, et de travailleurs quasi plein-temps Deliveroo qualifiés. Il s’est constitué dès 2016, lorsque, après la faillite de la toute première plateforme « foodtech » Take Eat Easy, un grand nombre de coursiers se sont retrouvés sans le sou, licenciés ou plutôt simplement « déconnectés » d’une plateforme en déroute. Le concurrent Deliveroo a alors étendu ses activités pour récupérer les parts de marché de Take Eat Easy [1]. Smart, récemment transformée en coopérative [2], s’est pour sa part placée comme intermédiaire-employeur entre les livreurs et Deliveroo, en créant une convention avec Deliveroo et en fournissant des contrats un peu plus réglementés que ceux des « faux » indépendants embauchés directement par l’employeur invisible.
L’été suivant, une nouvelle étincelle a rallumé la flamme du collectif en devenir : Deliveroo a eu la bonne idée de délocaliser son « service client » à Madagascar. Les livreurs éparpillés dans Bruxelles seraient désormais guidés par des Malgaches ! Pour lutter contre cette aberration, une première AG a donc eu lieu le 27 juillet 2017, au beau milieu de l’été.
Trois mois plus tard, ce vendredi à 17h30, c’est une centaine de livreurs et de militants qui se sont rassemblés pour faire face à une décision de Deliveroo encore plus arrogante : de manière unilatérale, l’entreprise high-tech a en effet décidé de rompre la convention avec la Smart, en acceptant uniquement de laisser une période de transition jusqu’au 31 janvier 2018. En pratique, cela signifie que les coursiers qui avaient obtenu un salaire payé à l’heure grâce aux contrats Smart retourneraient au système de payement à la tâche !
C’est bien cela qui a été le détonateur de la mobilisation, le collectif Bruxellois estimant qu’« il n’est pas admissible que Deliveroo puisse aussi facilement précariser notre situation. Pour ne pas leur permettre de faire cela, nous devons nous organiser collectivement et imposer qu’ils nous écoutent » [3] .
Le rassemblement de ce vendredi proteste contre cette décision unilatérale et souhaite que leur « faux employeur » assure : « des minimas garantis équivalents au salaire horaire minimum au cas où ils n’ont pas assez de commandes ; une prise en charge des cotisations sociales, une assurance accident de travail, un défraiement pour l’entretien des vélos et l’usage du téléphone » [4].
Le seul « avantage social » restant selon le scénario proposé par Deliveroo serait une assurance-accident qui ne rembourserait qu’à hauteur de 1500 euros maximum ! Autrement dit, nous sommes revenus à l’an zéro du syndicalisme où tous les droits sont à reconstruire sur la base des contrats types « zéro heures » comme au Royaume-Uni.
Les militants qui animent l’AG de ce vendredi 24 novembre, mettent en exergue l’importance que tous s’expriment sur la flexibilité et en dénoncent les excès. Certains militants syndicaux sont là, plus ou moins discrets. Un représentant de la CSC-Transcom prend la parole. En quittant sa veste verte, emblème du syndicat, il explique que les syndicalistes ne sont là que pour soutenir le collectif des livreurs et non pour les organiser directement. La CNE a monté une tonnelle contre la pluie, mais reste discrète.
Tandis que la centrale des employés de la FGTB (Setca) était également présente distribuant des tracts où elle invitait à venir discuter lors d’un petit déjeuner organisé le 11 décembre prochain.
La pluie tombe, mais l’AG dure. La décision est prise de prendre les vélos et de partir en manifestation jusqu’au siège de Deliveroo. Mais, avant cela, il s’agit de rejoindre le rassemblement de cyclistes participant à la « Critical Mass ». Comme tous les derniers vendredis du mois, ils se sont réunis à la Porte de Namur et attendent le départ.
Quand la masse devient critique
Plus ou moins au même moment à la Porte de Namur, le coin de rue devant l’entrée du métro se remplit tout doucement de cyclistes. Chaque dernier vendredi du mois ils et elles se retrouvent là autour de 18h, pour une sortie collective dans la ville. Le groupe est hétérogène, de toutes nationalités, âges et sexes. Une fois qu’elle est assez nombreuse et atteint une "masse critique", elle se constitue en manifestation à deux roues ayant pour mot d’ordre « le vélo dans la ville ».
Ce vendredi, la Masse Critique fut rejointe par une quinzaine de Deliveroos, facilement identifiables par leurs gilets et par la « boîte à bouffe » collée au dos. La veille, on avait pu lire dans la presse que la Masse Critique rejoindrait le moment de protestation des coursiers, rue du Bailly. [5] À la Porte de Namur, tout le monde n’était pourtant pas au courant. Mais la surprise est de courte durée. Les Deliveroos reçoivent un accueil sonnant, les sonnettes des vélos aidant. Comme si les revendications sociales et environnementales convergeaient. C’est rare, il faut le souligner !
Vers 18h30 la Masse Critique se met en route. Elle fait la boucle du Petit Sablon et de la Place Poulaert où elle emprunte les tunnels de l’Avenue Louise. Un sentiment de liberté extrême s’empare des cyclistes, qui s’accaparent la route, créant une belle manifestation et bloquant les grands axes. Dans un joyeux tumulte, mais sans danger aucun, des centaines de phares rouges s’engouffrent dans les tunnels.
Arrivés au siège de Deliveroo, muni d’un parlophone, Douglas Sepulchre, porte-parole du collectif des livreurs interpelle l’administrateur de Deliveroo : « Mathieu, t’es foutu, les vélos sont dans la rue ». Puis ils annoncent que ce n’est qu’un début et que la lutte ne fait que commencer « Nous serons là tous les vendredis s’il le faut ! ». Et dorénavant avec l’appui des participants de la Masse Critique.
Cette initiative se veut une rencontre du hasard. Tout un chacun est le ou la bienvenu-e à la Masse Criqiue, cette balade en vélo qui suivra un trajet en principe non pré-des(t)siné. La sortie en groupe n’est pas dirigée, officiellement elle n’est pas organisée par qui ce soit. Si une autorité demande la carte d’identité aux supposés instigateurs, tous les participants peuvent sortir la leur. Tous respectent un minimum de principes : on est dans la rue, on ne roule pas sur les trottoirs, la tête du cortège respecte les feux, mais le cortège reste un et ne se laisse pas morceler. Ce soir, seul le transport en commun et les piétons méritent du respect.
Le cortège s’auto-organise. À chaque carrefour, l’un-e ou l’autre va brièvement se positionner devant les automobilistes énervés pour laisser passer tranquillement les autres cyclistes. Les plus vulnérables se réapproprient l’espace public. Les rôles s’inversent, par leur nombre les faibles prennent le devant. C’est bien l’objectif de ces rassemblements.
Et là aussi réside ce que les cyclistes convaincus ont en commun avec les coursiers, de Deliveroo. Rendre la ville vivable, avec toutes les fonctions qu’elle remplit, voilà ce qui unit deux milieux qui, pour le reste, se fréquentent à peine et ne se comprennent pas suffisamment.
Il est donc d’autant plus intéressant que la passion des cyclistes se solidarise avec les revendications des coursiers. Chaque jour, de nouveaux cyclistes se risquent dans la circulation à Bruxelles. Chaque jour, de nouveaux livreurs cherchent à faire leur travail.
Nous sommes plus nombreux que jamais, pour des motifs aussi simples qu’évidents. Dans une ville où l’automobile est reine, les rues se remplissent de carrosseries, l’air se pollue, les embouteillages se multiplient. Chaque cycliste contribue à alléger l’atmosphère. En se manifestant en masse, le choix de l’individu devient un acte revendicatif : « auto, t’es foutu, la masse critique est dans la rue ! »
Il en va de même pour les coursiers. Deliveroo a beau pérorer qu’il favorise les livreurs en vélo parce qu’ils ou elles ne polluent pas. Les livreurs travaillent pour le compte de Deliveroo. Et dans la pratique, ils sont victimes de la course au moindre coût (et au profit maximalisé) du commanditaire. Le livreur est fragile ; il se précipite dans une ville non-adaptée aux deux roues ; son vélo, son outil de travail, il se le procure lui-même ; en cas d’accident, c’est lui qui paye !
Vendredi dernier, sous une pluie automnale, deux mondes jusque-là séparés s’entremêlaient naturellement. C’était une première intéressante. C’était cette fameuse convergence des luttes dont on parle beaucoup, mais que l’on vit rarement ! Cela doit se réitérer, le groupe doit se densifier, pour que converge la lutte des coursiers Deliveroo et celle de la Masse Critique ! Tous les derniers vendredis du mois ?
Pour citer cet article :
Raf Custers, Anne Dufresne "Deliveroo, t’es foutu, les vélos sont dans la rue !", Gresea décembre 2017, texte disponible à l’adresse :
[http://www.gresea.be/spip.php?article1743]
[1] Pour la situation en 2016, voir : Les übers en vélo, 17 juin 2016, Raf Custers - http://www.gresea.be/spip.php?article1518
[2] Forte de 85.000 utilisateurs en Belgique et présente dans neuf pays européens (Belgique, France, Italie, Espagne, Allemagne, Pays-Bas, Hongrie, Autriche, Suède) pour un total de 120.000 professionnels, Smart emploie des « sociétaires travailleurs autonomes ». Voir http://smartbe.be/fr/la-cooperative-en-pratique/
[3] tracts du collectif des livreurs du 24 novembre 2017
[4] tract du 24 novembre 2017
[5] http://www.bruzz.be/nl/actua/manifestatie-deliveroo-koeriers-krijgt-steun-van-critical-mass ; https://www.facebook.com/search/top/?q=critical%20mass%20brussels