Ces accords se donnent comme objectif de libéraliser les échanges entre les 28 pays de l’UE et les 77 pays ACP. La mise en concurrence d’économies aussi inégales se fera nécessairement au détriment des populations les plus pauvres. Elle remet en cause toute perspective de développement des pays de l’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique.
Jusqu’en juin 2000, les relations commerciales entre l’Union européenne et les pays Afrique-Caraïbe-Pacifique étaient basées sur un système de « préférences non réciproques », c’est-à-dire que la plupart des produits industriels et agricoles des pays ACP entraient librement, et sans contrepartie, sur les marchés européens.
Le bilan de ce régime commercial, unique en son genre est, en termes de développement des pays ACP, décevant : certains secteurs ont certes profité de l’accès au marché européen mais, globalement, la part de marché des pays ACP sur le marché européen est passée de 6,7% en 1976 à 2,8% en 1996. Surtout cela a amené une très forte spécialisation des exportations des ACP, concentrées sur une petite dizaine de produits, principalement agricoles. Le tissu industriel des pays concernés s’est peu ou pas développé, et la capacité productive est restée limitée en quantité et en qualité. Les normes européennes n’ont cessé de se durcir, tandis que la libéralisation mondiale des échanges – et donc la baisse générale des tarifs douaniers européens – réduisaient de fait les avantages commerciaux dont bénéficiaient les pays vis-à-vis des autres exportateurs.
Du côté européen, ces négociations commerciales sont menées par la Commission, dans la plus grande opacité, sans véritable contrôle, notamment des parlements nationaux et européens. Pour la Commission européenne, les APE favoriseraient le développement, à travers la libéralisation des échanges et la mise en place d’un cadre adéquat pour attirer les investissements. Selon l’approche de la Commission, grâce aux zones de libre-échange, les pays ACP bénéficieraient des avantages du développement du commerce, de la croissance économique et donc, de façon linéaire, du développement et de la réduction de la pauvreté.
On sait pourtant que le lien entre libéralisation des échanges, croissance économique et développement est purement théorique. Pour les pays les plus pauvres, la libéralisation des marchés peut avoir des conséquences sociales dramatiques…
La Commission Européenne, qui souhaite aboutir à tout prix à la signature de ces accords de partenariat économique avant la fin de l’année 2014, multiplie les pressions sur ses partenaires ACP, y compris en conditionnant son aide publique, pour accélérer les processus d’intégration régionaux. Du coté des gouvernements d’Afrique de l’Ouest, des positions publiques, individuelles et collectives ont mis en avant les réserves des pays vis-à-vis du contenu actuel des négociations. Les tentatives d’intégrations régionales en cours se trouvent ainsi « prise en otage » par les perspectives de signatures d’APE, les contenus des négociations sont détournés et plusieurs configurations régionales politiques et historiques sont bouleversées.
La signature des APE entraînerait inévitablement une réduction de la capacité d’intervention des Etats des pays ACP. Les droits de douane constituent une part très significative des recettes des gouvernements en Afrique de l’Ouest (23 % des recettes de l’Etat pour le Mali en 2002-2003, 35 à 40 % pour le Bénin, près de 15% en moyenne pour la zone CEDEAO). La première conséquence de la signature des APE sera une baisse des ressources fiscales et donc une réduction de la capacité d’intervention des Etats.
L’Union européenne étant l’un des principaux fournisseurs de l’Afrique de l’Ouest, la libéralisation des échanges entre les différents marchés communs est susceptible de dégrader de façon très importante les finances publiques des Etats. Les capacités de financement des investissements (secteurs sociaux, infrastructures, etc.) en seront directement impactés et tirés vers le bas. Une baisse significative des ressources fiscales des états ACP qui ne serait pas compensée par ailleurs aurait aujourd’hui des conséquences dramatiques en termes d’emplois (publics et privés), d’accès des populations aux services de base (éducation, santé, eau potable et assainissement, énergie, etc.) et risque de plonger ces pays dans une nouvelle spirale de surendettement.
Les APE sont également une menace pour la souveraineté alimentaire des pays ACP. Pour les économies européennes, l’impact de la signature des accords de libre-échange avec les pays d’Afrique sera vraisemblablement limité puisque la plupart des produits issus de ces pays disposent déjà d’un accès privilégié au marché de l’Union européenne. Par ailleurs, les APE ouvriront peu de nouvelles opportunités d’exportation aux pays africains en direction de l’UE puisque, aujourd’hui, le frein à l’accès au marché de l’UE n’est pas véritablement tarifaire mais dépend plutôt de la capacité des entreprises à proposer des produits adaptés aux exigences du marché européen (normes, productivité, etc.).
En Europe, la productivité de l’agriculture est élevée, les agriculteurs reçoivent des aides et une partie des exportations est constituée de sous-produits de l’agriculture et des industries agro-alimentaires (bas morceaux de volaille par exemple). Tout ceci permet donc à l’Europe d’exporter sa production alimentaire vers les pays ACP à des prix très compétitifs. Ces exportations génèrent souvent une pression à la baisse sur les prix des marchés intérieurs des pays ACP, aux dépens des producteurs, du développement de l’agriculture et de la sécurité alimentaire. C’est pourquoi les régions ACP doivent pouvoir protéger et réguler leurs marchés.
L’ouverture aux produits européens aura également des conséquences négatives sur le secteur industriel des pays ACP. Si quelques rares pays ACP ont réussi à développer quelques industries nationales, c’est notamment grâce à une politique de protection économique de ces secteurs. L’arrêt de ces protections risque de provoquer un choc industriel avec, là encore, des conséquences importantes en terme d’emplois. L’enjeu est pourtant, dans ces pays, de développer les industries de transformation existantes et de permettre l’émergence d’industries de transformation nouvelles.
Les pays ACP ont par ailleurs déjà libéralisé beaucoup de leurs services dans le cadre des programmes d’ajustement structurel, le plus souvent au bénéfice des entreprises européennes. Dans les secteurs des banques, de l’assurance, des télécommunications, de la distribution de l’eau et de l’électricité, etc., les multinationales, principalement européennes, sont en situation dominante ou de quasi-monopole. La poursuite de cette libéralisation des services dans le cadre des APE, qui inclurait la santé et l’éducation, parachèverait la marchandisation des services au profit du secteur privé étranger. Par ailleurs, la volonté de l’UE d’imposer la libéralisation des marchés publics et de l’investissement, va à l’encontre de l’arrangement décidé à l’OMC de ne pas inclure, pour l’instant, ces dimensions dans les négociations commerciales internationales.
Au final, les APE semblent servir avant tout les intérêts économiques de l’UE et de certaines entreprises des pays ACP exportant vers l’UE, au détriment de l’amélioration des conditions d’existence de la majorité de la population des pays ACP et de la diminution des inégalités.
Il est donc indispensable de développer la mobilisation pour rompre avec le fondement libre-échangiste des APE et réorienter fondamentalement les négociations actuelle.
Il est nécessaire d’affirmer publiquement :
Que l’échéance fin 2014 pour la conclusion des accords est intenable.
La priorité à la consolidation de l’intégration régionale des ACP, sans pression extérieure mais avec l’appui institutionnel et financier de l’Union européenne. Les négociations pour l’intégration régionale doivent mieux prendre en compte les disparités de développement et les structures de production des pays d’une même région.
L’acceptation, par l’Union européenne pour les pays ACP de protéger leurs marchés, notamment agricoles, aussi longtemps que l’exigent les besoins de développement économique et social de ces pays.
L’intégration, dans les négociations, de la dimension sociale, en particulier la garantie de l’application des droits sociaux fondamentaux, des programmes de promotion de l’emploi décent, de l’éducation et de la formation, de la protection sociale et des politiques redistributives. Tout accord entre l’Union européenne et les pays ACP doit garantir la primauté des droits humains et des droits sociaux fondamentaux sur tout aspect commercial ou financier.
Le refus d’un approfondissement de la libéralisation du secteur des services, des marchés publics et de l’investissement. L’Union européenne ne doit pas imposer aux pays ACP une extension du champ de la libéralisation des échanges déjà refusée par les pays d’Afrique de l’Ouest lors des précédentes négociations.
La nécessité de mobiliser des moyens additionnels pour le Fonds européens de développement (FED) afin que l’aide actuelle de l’Union européenne aux secteurs sociaux ou productifs ne soit par réduite pour renforcer l’aide au commerce ou à l’ajustement structurel des économies ACP. L’Union européenne doit notamment assurer la compensation, par des financements supplémentaires, des éventuelles pertes douanières résultant des APE. L’aide européenne ne doit, en aucune mesure, servir de monnaie d’échange et être conditionnée à la signature d’APE.
Des mécanismes de consultation approfondie et de participation de la société civile (organisations syndicales et paysannes, mouvements de femmes, ONG, etc.) à tous les niveaux pendant les négociations, avec un contrôle effectif des élus ACP et européens sur le contenu des négociations des APE.
Une refonte des règles de l’OMC, en soutenant en particulier les propositions ACP d’une révision de l’article XXIV du GATT, qui définit les accords de libre-échange régionaux, pour y introduire le traitement spécial et différencié.
Dans ce contexte, l’Altersummit estime que la Commission et les Etats membres de l’Union européenne doivent s’engager, en substitution aux APE, dans la négociation d’Accords de Coopération et de Solidarité qui ne soient pas basés sur le libre-échange. De tels accords devraient avoir pour objectif la réalisation des droits humains dans les pays ACP et, en particulier les droits économiques, sociaux et culturels. Le droit des ensembles régionaux à protéger et réguler leurs marchés devrait être pleinement reconnu, notamment pour les produits agricoles et alimentaires. L’autonomie politique des pays et régions ACP et leur capacité à disposer de ressources financières et à lutter contre l’évasion fiscale ne doivent pas être entravées, mais au contraire soutenues et ce dans l’intérêt des populations.
Par Matthieu Moriamez, CGT (France)