Par Anne Dufresne (Gresea)
Cet article est l’édito du Gresea Échos, "Coursiers de tous les pays, unissez-vous ! En lutte contre le capitalisme de plateforme", Numéro 98, juin 2019
Disponible pour commande : http://gresea.be/Coursiers-de-tous-les-pays-unissez-vous-En-lutte-contre-le-capitalisme-de
Le présent numéro du Gresea Échos commencera par mettre brièvement en évidence le modèle économique et social qui accompagne cette innovation technologique qu’est la plateforme pour, ensuite, mieux comprendre les résistances qui s’y opposent. Ce modèle suscite de nombreuses questions : qui sont les employeurs qui se cachent derrière des algorithmes qu’eux seuls maitrisent ?
Comment l’UE ?, les gouvernements et les juges encouragent et participent à ce que l’on nomme « ubérisation » de la société ? Mais aussi, quelle transformation de l’emploi et du travail est à l’œuvre ici ? Car, si dans le jargon des plateformes on ne parle plus de « temps de travail » ni de « salaire », mais bien de « shift » et de « tarification », n’est-ce pas pour éluder le droit du travail ? N’est-ce pas pour accentuer les tendances en cours de précarisation et de déconstruction de l’État social, déjà bien entamée depuis 40 ans ? Et au-delà, le quotidien connecté des « prestataires de start-ups » que sont les coursiers ne consiste-t-il pas autant à conduire des vélos qu’à produire des flux d’informations sur leur smartphone au grand bénéfice des plateformes ? N’est-ce pas là finalement la réelle nouveauté de cette « nouvelle économie », le supplément d’exploitation qui fait la différence : l’extraction de données personnelles et le contrôle commercial de la vie privée et professionnelle ?
Autant de questions qui appellent des réponses. Face à ces évolutions rapides et à ce laboratoire de régression généralisée des droits sociaux et humains, un autre laboratoire, celui des nouvelles formes de résistances s’active. En 2016, le groupe de travail intitulé « résistance 2.0 » de l’Alter Summit -réseau européen de syndicalistes et de mouvements sociaux d’une douzaine de pays- s’est attaqué aux questions posées par les nouvelles formes de travail et de luttes liées à la digitalisation. L’année suivante, en 2017, une vague de grèves des livreurs à vélo contre les plateformes Deliveroo & Co a déferlé dans un grand nombre de villes européennes : Londres, Turin, Paris, Berlin, Barcelone, et bien d’autres ont fait entendre leurs voix contre « Slaveroo » …
Ce mouvement social en marche a alors incité l’Alter Summit à passer de la réflexion à l’action, initiant, avec ReAct, l’organisation de la première Assemblée générale (AG) des livreurs à vélo à Bruxelles, les 25 et 26 octobre 2018. L’objectif principal de la rencontre était de « créer un espace de confiance » pour les collectifs de travailleurs déjà constitués par pays, et de tenter de faire converger les luttes nationales des livreurs en une lutte à l’échelle européenne.
À l’initiative de cet événement et l’ayant coordonné avec Sebastian Franco (Alter Summit) et Marielle Benchehboune (ReAct), il m’a donc semblé important, par la livraison de ce numéro du Gresea Échos, de révéler tant les raisons que les fruits de cet événement qualifié d’« historique » aussi bien par les médias que par les participants. Faire le récit de cette première assemblée générale européenne de travailleurs « ubérisés », en l’occurrence les livreurs à vélo, offre le fil rouge idéal pour mieux comprendre les résistances possibles face à la vague des Apps.
Nous nous intéresserons donc tout d’abord aux acteurs de ces nouvelles luttes, pas toujours faciles à identifier. Qui sont-ils ? Comment des collectifs de livreurs, atomisés dans les grandes villes d’Europe se constituent et s’organisent, au plan local, national, voire transnational ? Quels liens se créent (ou ne se créent pas) avec les organisations syndicales, aussi variées soient-elles ? Et enfin, dans quelle mesure les réponses de ces différents acteurs diffèrent selon les pays ? Si les objectifs de ces multiples acteurs ont parfois du mal à se rejoindre, c’est parce qu’un mouvement social est un concept dynamique. Et tout l’intérêt de s’intéresser de près à ce mouvement des livreurs à vélo est justement d’y chercher les identités collectives en conflit et les stratégies associées.
C’est pourquoi nous étudierons les actions directes (grève-déconnexion, blocage, occupation, etc.), souvent accompagnées d’une sensibilisation créative du public par les médias. Nous chercherons à comprendre comment les étapes de la mobilisation font grandir les collectifs. Nous verrons ensuite comment ces mobilisations s’articulent à des actions juridiques pour une requalification du travail indépendant en travail salarié. En effet, si pour une minorité de pays le salariat est une évidence dans le secteur, la grande majorité des livreurs roulent aujourd’hui comme faux indépendants, sans protection sociale aucune. Jusqu’à cette année, les nombreux procès intentés par les coursiers échouaient, le critère de « la liberté d’allumer l’App » contredisant le lien de subordination qui lierait le salarié à la plateforme. Depuis, les juges ont, dans certains cas, reconnu ce travail comme salarié, ce qui pose la question d’une reconquête du salariat pour les travailleurs « ubérisés », voire d’une réinvention du droit social.
Pour finir, nous chercherons à mieux comprendre les possibles ouverts par l’AG quant à la création d’un mouvement social à l’échelle européenne ou internationale. Quelles sont les possibles alliances entre les acteurs en lutte dans les différents pays, la mobilisation au-delà des frontières ? Ce qui nous permettra de pointer les nombreuses revendications mises en commun lors de l’AG. D’une part, les revendications historiques du mouvement ouvrier en matière de statuts d’emploi, de salaires et de conditions de travail et, d’autre part, la revendication inédite qui émerge en ce début du 21e siècle : la transparence de l’algorithme et la réappropriation des données des travailleurs disponibles sur l’App ! Un enjeu central à l’ère de la digitalisation, mais dont les syndicats ne semblent pas s’être encore pleinement saisis.
Une dernière question : pourquoi donc se focaliser sur les livreurs à vélo ? Le secteur de la livraison de repas chaud et ses plateformes « à la demande » des Deliveroo & Co ne sont certes que la partie émergée de l’iceberg du capitalisme de plateforme qui comprend bien d’autres types de plateformes. Ce secteur permet toutefois de révéler au grand jour tant les mécanismes de cette « nouvelle économie » que les résistances que cette dernière ne manque pas de provoquer. Les « tâcherons de l’informatique » qui réalisent des micro-tâches sur internet ou les travailleurs sous contrôle en rollers dans les entrepôts d’Amazon sont cachés du grand public et en difficulté pour se mobiliser. Visibles, les livreurs font, eux, partie du paysage urbain et ont d’ores et déjà décidé de résister au travail sous-payé et sous-protégé. À chacune de leurs actions, toujours plus inventives, ils attirent les médias. Occasions rêvées pour conscientiser et ouvrir la critique de ce nouveau modèle à un plus grand nombre.
Sommaire GE98, juin 2019, 44 pages
- Édito : Derrière les Apps : retour sur l’assemblée européenne des livreurs
Anne Dufresne - Le capitalisme de plateforme. Voleur de vies et casseur du social
Anne Dufresne - Les acteurs de la lutte : collectifs et syndicats
Vers de nouvelles identités collectives ?
Anne Dufresne - Les formes de la lutte : de la vague de grèves nationales aux enjeux du salariat
Anne Dufresne - Dépasser les frontières : la naissance de la Fédération transnationale des coursiers
Anne Dufresne